La dématérialisation d’un instrument de recherche du 18e siècle : le projet « Lancelot » des archives de Meurthe-et-Moselle

par Nov 12, 2014Expériences0 commentaires

La genèse du projet

L’édition dématérialisée de l’inventaire manuscrit de Lancelot constitue un des maillons d’un programme de partenariat scientifique initié en 2007 autour de la reconstitution virtuelle du fonds du trésor des chartes de Lorraine. L’initiative du projet revient au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, sous l’impulsion de son directeur de l’époque, Thierry Delcourt † ; la description de toutes les pièces médiévales reliées dans les 725 volumes reliés qui constituent la collection de Lorraine, au sein de la collection des Provinces, est entreprise, préalablement à la numérisation de ces volumes et dans la perspective d’une mise en ligne sur Gallica.

L’idée de reconstitution virtuelle est soumise à la direction des archives départementales de Meurthe-et-Moselle. Elle retient par ailleurs l’attention d’une équipe de recherches associant le CNRS (ERL 7229, médiévistique) et l’université de Nancy 2, autour d’Hélène Schneider, pour l’intérêt qu’elle présente en matière de recherche historique.

Très vite, une reprise de l’inventaire du trésor des chartes rédigé en 1738-1740 sous la direction d’Antoine Lancelot, en 33 volumes manuscrits, est identifiée comme le socle d’une entreprise destinée à réparer, par le recours aux techniques contemporaines, les effets de l’histoire politique sur l’intégrité du fonds de souveraineté de Lorraine.

Le trésor des chartes de Lorraine :
un fonds de souveraineté maltraité par l’histoire politique

Les layettes en 2003 dans la salle du trésor des chartes

Archives de Meurthe-et-Moselle, salle du trésor des chartes : layettes (2003).
© JL/Depart. de Meurthe-et-Moselle.

Le trésor des chartes de Lorraine a subi en effet de multiples mutilations aux 17e et 18e siècles. Dans le cadre de la guerre de Trente Ans, et sous la menace d’une occupation de Nancy par les troupes françaises, le duc Charles IV extrait en 1633 de la tour Saint-Georges, au palais ducal, plusieurs coffres d’archives contenant des titres particulièrement précieux de l’État lorrain à l’abri dans la forteresse de La Mothe (près de Bourmont, dans la Haute-Marne). Le maréchal de La Force s’empare cependant des coffres à l’issue du siège de la forteresse en 1634. Les titres sont rapportés à Nancy et leur classement est confié à Théodore Godefroy. Sur injonction de Louis XIII, Godefroy organise le convoiement des titres jusqu’à Paris, en 1635, où ils rejoignent le Trésor des chartes de France à la Sainte Chapelle. Le roi de France y fait prélever les titres jugés intéressants pour asseoir les droits du roi de France en Lorraine. En 1661 est opérée une deuxième campagne de prélèvements, cette fois de titres se rapportant au Clermontois, territoire arraché au duc de Lorraine et cédé en 1648 au Grand Condé. Les coffres sont restitués au duc Charles IV par Louis XIV en 1665, mais après avoir subi des amoindrissements notoires, aggravés par les détournements opérés par Théodore Godefroy et son fils Denis.

Lors de la deuxième occupation du duché de Lorraine par les troupes françaises, à partir de 1670, l’édit du 22 décembre 1670 supprime les institutions ducales et donc la Chambre des comptes de Lorraine, qui a la garde des archives ducales depuis le milieu du 16e siècle (Thierry Alix). Celles-ci sont envoyées à la citadelle de Metz. Le roi de France confie le classement des 250 layettes transportées à Metz à Honoré Caille, sieur Du Fourny, auditeur à la Chambre des comptes de Paris, qui en rédige un inventaire analytique au moment des négociations de la paix de Ryswick (1697-1698). La minute de cet inventaire en 13 volumes est conservée à la Bibliothèque nationale de FranceCopies aux archives départementales de Meurthe-et-Moselle : copie sur microfilm (1 Mi 744, R1-R7), et copie des tables (B 472-474). (Mss fr. 4880-4886, le mss 4886 contenant les tables), sa mise au net aux Archives nationalesUne copie incomplète de la mise au net est conservée à la bibliothèque municipale de Nancy (ms 754-765), une autre copie à la bibliothèque municipale de Metz (ms 225-236 : Inventaire des titres de Lorraine). Une copie sur microfilm et en images numériques sur cédéroms est désormais consultable aux archives départementales de Meurthe-et-Moselle. (KK 1116-1128).

À la suite du traité de Ryswick (1697), les pièces emportées à la citadelle de Metz sont restituées au duc de Lorraine. Le Trésor des chartes, amputé des nombreux prélèvements opérés sur ordre du roi de France ou par détournements individuels, est reconstitué au palais ducal. Les archivistes ducaux successifs nommés par Léopold ne semblent s’être intéressés qu’aux documents qui avaient une utilité immédiate pour le duc, et le retour de la paix ne met pas de terme aux altérations subies par le fonds :

« Tout titre qui n’alloit pas directement à appuyer tels droits et les prétentions actuelles des ducs de Lorraine avoit esté mis au rebut. Ceux qui avaient eu le malheur d’être réputéz comme purement historiques avaient esté rejettéz, déclaréz inutiles, mêmes dangereuses et, par conséquent, ou déchiréz ou tellement abandonnéz dans les endroits exposéz aux rigueurs du temps qu’ils avaient péri ou mis hors d’estat de servir… Enfin presque toutes les pièces qui n’estoient qu’en papier avaient péri. On les avait déchirez pour en faire des enveloppes ou pour tels autres usages qu’on avait voulus. »

En 1737, après la conclusion des traités de cession de la Lorraine à la France, François III quitte le duché en faisant prélever par Molitoris les archives de la maison de Lorraine, considérées comme papiers familiaux. Il les fait transporter à Florence, d’où elles seront acheminées ultérieurement à Vienne.

C’est alors que Louis XV confie le classement, sur place, ce qu’il reste du trésor des chartes à Antoine à Lancelot (mai 1737). En 1740, Lancelot regagne Paris, emportant avec l’assentiment du cardinal Fleury les pièces non inventoriées par Du Fourny et qui concernent l’histoire et la généalogie de la maison de Lorraine, ainsi qu’une cinquantaine de layettes et une collection de pièces originales jugées plus utiles à Paris, dans la mesure où elles sont susceptibles d’appuyer les revendications françaises ; plutôt qu’au dépôt des Affaires étrangères, l’ensemble est remis à la Bibliothèque royale. Son classement est confié au secrétaire et continuateur de Lancelot, Michel Chappotin, qui s’emploie, de 1740 à 1775, à trier et réorganiser la collection, collant les parchemins dans des registres : ainsi est créée la Collection de Lorraine.

L’histoire du fonds de souveraineté de Lorraine ne s’arrête pas là (Le voyage des archives), mais plus personne après Antoine Lancelot et ses collaborateurs ne reprendra le travail de description du trésor des chartes à la pièce ou au groupe de pièces des documents de la partie du fonds restée à Nancy.

Document concernant les fiefs d'Alsace (Lancelot, B 437)

Fiefs d’Alsace (Lancelot, B 437) : « 1291, en octobre. Homages de Valeran et Cuno de Bergheim pour 500 [livres] et pour 100 mars, etc., au duc Ferry ».
Arch . dép. de Meurthe-et-Moselle, B 492-8. 
© VR-JL/Depart. de Meurthe-et-Moselle.

Antoine Lancelot et l’inventaire du trésor des chartes

Qui est Antoine Lancelot ? Bibliothécaire à la Bibliothèque royale de Paris, il est nommé à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1719. Ses compétences lui valent de devenir également inspecteur du Collège royal.
Le travail d’identification et d’inventaire du contenu des layettes à Nancy occupe trois années (1737-1740), pour un linéaire d’environ un demi-kilomètre. Les layettes, organisées dès l’origine de façon thématique, par type d’acte (anoblissement) ou par domaines d’action du souverain (les abbayes étant distinguées des seigneuries laïques et des bailliages), y sont reprises dans l’ordre alphabétique de leur dénomination (qui tient lieu à l’époque de cote de rangement), sans qu’on sache vraiment si Lancelot a réorganisé leur classement ou s’il a respecté le rangement préexistant dans la tour Saint-Georges du palais ducal. Le contenu de chaque layette est décrit à la pièce ou au groupe de pièces, selon le principe des inventaires analytiques déjà observé par Du Fourny. La description comprend trois éléments : un numéro de pièce au sein de la layette, la date et l’analyse telles qu’elles ont été déchiffrées sur l’original ou le plus souvent recopiées (parfois de façon erronée) dans l’inventaire de Du Fourny. Les cahiers d’inventaire, de plusieurs mains différentes, ont ensuite été reliés en trente-trois volumes.

Les 33 volumes de l’inventaire de Lancelot suivis des tables de l’inventaire de Dufourny

Archives de Meurthe-et-Moselle, salle de lecture, espace des inventaires :
les 33 volumes de l’inventaire de Lancelot suivis des tables de l’inventaire de Dufourny.
© JL/Depart. de Meurthe-et-Moselle.

À l’époque d’Henri Lepage, alors que les archives départementales n’ont pas encore récupéré les archives judiciaires d’Ancien Régime (conservées dans les caves de l’ancienne Cour souveraine de Lorraine, devenue siège du parlement de Nancy puis de la cour d’appel de Nancy), ces 33 volumes d’inventaire sont cotés dans la série B avec les layettes du trésor des chartes qu’ils décrivent, et comme partie intégrante du fonds, avant le fonds de la Chambre des comptes de Lorraine, en adaptant au particularisme lorrain le plan de classement adopté pour les archives départementales en France.
Le classement et la cotation de la partie nancéienne du fonds décrit par Lancelot ne s’accompagnent alors d’aucune reprise de l’inventaire manuscrit : le fonds est coté à la layette, la numérotation des pièces dans l’inventaire restant donc valable au sein de chaque layette, et la nouvelle cote en B est reportée au stylo bille dans le corps même de l’inventaire ; les pièces extraites et transférées à Paris en 1740, ou disparues au moment de la cotation, sont marquées d’un D. L’inventaire sommaire de la série B, imprimé et publié par Henri Lepage en 1870, se contente, par cote, de donner les dates extrêmes du contenu, le nombre de pièces et une analyse succincte des premières, suivie d’un « etc. » qui invite le chercheur à se reporter… à l’inventaire de Lancelot s’il veut connaître le contenu complet de l’article.
Ainsi les volumes manuscrits de Lancelot sont-ils restés pendant plus de 270 ans la seule clé d’accès scientifique au fonds, à la fois pièce d’archive unique et usuel sans cesse manipulé, donc exposé.

 

L’édition de l’inventaire

Première étape : la numérisation

Afin que plusieurs paires d’yeux et de mains puissent effectuer la transcription simultanément sans priver pendant des mois les chercheurs de l’instrument de recherche, la première opération a consisté à faire numériser les 33 volumes, en prestation externalisée. Cette opération a permis aux archives départementales de disposer enfin d’une copie de sécurité de l’inventaire.

Première page de l'inventaire de Lancelot (B 437) concernant les fiefs d'Alsace

Première page de l’inventaire de Lancelot (B 437) concernant les fiefs d’Alsace.
Arch . dép. de Meurthe-et-Moselle. © VR-JL/Depart. de Meurthe-et-Moselle.

 

Deuxième étape : une transcription structurante

L’enjeu de la transcription a consisté non pas seulement à copier le contenu de l’inventaire dans le respect des normes d’édition d’un texte du 18e siècle, mais

  • à le structurer de façon à rendre possible une opération d’encodage,
  • à lier chaque notice à la fois à sa référence dans l’inventaire de Lancelot et à la cote de conservation de l’article, la saisie ayant été effectuée sur tableur.

Dans la mesure où le projet consiste à éditer l’inventaire de Lancelot dans son état originel de 1740, il a été décidé de ne pas tenir compte des compléments de contenu apportés ultérieurement, soit en marge du texte, soit au verso, soit même parfois dans le corps des notices, et non pas toujours à bon escient. Ont été reportés avec soin, par exception au principe qui vient d’être énoncé :

  • le numéro de folio, parce qu’il permet de créer le lien entre la description et l’image numérique de la page où elle figure ;
  • et le numéro de layette (ajouté au stylo bille…), qui constitue le premier élément de la cote de chaque pièce.

Cette question de cote conduit à ouvrir une parenthèse qui illustre la complexité de ce chantier en plusieurs étapes qui n’étaient même pas coordonnées au départ. Lorsqu’il fut décidé, en 2003, de remplacer par des boîtes de conservation les layettes en bois (d’origine encore pour certaines, c’est-à-dire du 16e siècle pour les plus anciennes), dans lesquelles les pièces avaient été rangées, bien pliées, dans des enveloppes en kraft respectant la numérotation de Lancelot, il a fallu veiller scrupuleusement à adapter la dimension de chaque boîte au contenu de la layette qu’elle venait remplacer sous peine de devoir modifier la numérotation des pièces et de rendre l’inventaire inutilisable.

La layette Mirecourt en 2003

Archives de Meurthe-et-Moselle, salle du trésor des chartes :
layette « Mirecourt » (v. 2003).

© JL/Depart. de Meurthe-et-Moselle.

Pour la datation, Lancelot a copié en principe, et comme Dufourny, celle des actes originaux, sans aucune adaptation. Ainsi, pour les textes antérieurs à Pâques 1582 (le duché de Lorraine ayant adopté le calendrier grégorien par lettres patentes du duc Charles III du 22 novembre suivant), elle est donnée en vieux style. En outre, il s’avère que des erreurs ont été commises lors de la rédaction de l’inventaire et de la transcription des informations portées sur les documents.

Mais le parti pris d’une édition fidèle et la nécessité de mener à bien en des délais raisonnables un chantier monumental ont conduit à ne pas vérifier systématiquement la datation (ou l’analyse) ; au chercheur averti de s’en charger.
Enfin, l’analyse a été transcrite en appliquant les règles d’édition des textes du 18e siècle, tout en respectant scrupuleusement la graphie des toponymes et des patronymes dans l’inventaire. Pour un même toponyme ou patronyme, on trouve donc des occurrences très diverses d’une notice à l’autre.

Extrait de l'inventaire de Lancelot (B 436)<em>

Abbayes de Meurthe-et-Moselle (Lancelot, B 436) :
« Copie des lettres de Robert, duc de Bar, qui mande à son celérier de Bar […] jusqu’à ce que ledit moulin soit rentré en ses mains (1399, 7 mars). ».
Arch . dép. de Meurthe-et-Moselle, B 475-1. © VR-JL/Depart. de Meurthe-et-Moselle.

La description de la neuvième pièce du premier volume (« Abbayes ») est transcrite sous cette forme :

Le tableau de la description de la neuvième pièce du premier volume

Troisième étape : l’encodage

Plusieurs obstacles ont conduit à une externalisation de la prestation : le service n’était doté d’aucun éditeur en XML, aucun de ses membres n’avait une expérience solide en matière d’encodage, l’effectif était trop resserré pour envisager raisonnablement de porter le chantier en interne. Il fut confié par marché à un prestataire ayant des compétences confirmées en matière de description archivistique et qui dispose d’une excellente connaissance du système Arkhéïa dont sont dotées les archives de Meurthe-et-Moselle. Son travail a consisté pour l’essentiel à

  • récupérer les différents éléments structurants de l’inventaire dans les zones ad hoc de la description archivistique, en utilisant le module d’aide au classement d’Arkhéïa, à raison d’une base par volume de Lancelot ;
  • convertir et ajuster les dates en utilisant les dates cachées : conversion dans le calendrier grégorien des dates laissées en vieux style par Lancelot (qui, à sa décharge, ne disposait pas de la somme de Giry pour travailler) ; datation approximative (fourchette de dates) ou restituée pour les pièces non datées dans l’inventaire ;
  • encoder en XML-EAD à partir du module d’aide au classement.

Pour la pièce cotée B 475 9, la description encodée se présente ainsi :

La description encodée de la pièce cotée B 475 9

D’aucuns s’étonneront qu’il ne soit pas fait mention de l’indexation. La question s’est évidemment posée dès le démarrage du chantier de transcription, et de nouveau, avec insistance, lors de l’encodage. Le temps qu’aurait représenté l’indexation normalisée des toponymes, dont certains sont par ailleurs difficiles voire impossibles à identifier, d’une part, la complexité d’une harmonisation des patronymes, de l’autre, ont conduit à renoncer à cette opération. Le chercheur dispose, pour suppléer à cette lacune, de plusieurs outils :

  • la recherche par date et la recherche en plein texte, en ligne,
  • la consultation en salle de lecture des tables établies par Henri Lepage (Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790… Tome sixième. Table des matières, Nancy, 1884), dont, évidemment, la diffusion en ligne s’imposerait aussi.

Quatrième étape : la diffusion en ligne

Les bases Arkhéïa sont confiées à la société Anaphore, qui a adapté son système Bach au cas très particulier de l’inventaire de Lancelot, au fur et à mesure de l’achèvement d’une ultime relecture et d’ajustements nécessaires.
Sans attendre la mise en ligne de la totalité des 33 volumes, les archives départementales de Meurthe-et-Moselle pourront, toujours sous Bach, rendre bientôt accessibles sur leur site toutes les bases créées dans le module d’aide au classement d’Arkhéïa depuis 2003. Pour celles-ci, que le chercheur et l’archiviste soient rassurés, la recherche pourra s’appuyer sur une indexation normalisée.

Capture d'écran du système Bach permettant d'accéder à l'inventaire en ligne

Capture d’écran du système Bach permettant d’accéder à l’inventaire numérisée en ligne

Conclusion

Cette présentation témoigne en filigrane de l’incapacité d’un service aux ressources serrées à mener à bien un chantier de cette envergure sans le recours à des moyens extérieurs et à des partenariats solides. La transcription a été confiée à des personnes recrutées en contrat à durée déterminée, sur des financements obtenus de la Bibliothèque nationale de France et de l’université de Nancy 2 / Maison des sciences de l’homme (partenaires du projet), mais aussi du ministère de la Culture qui a par ailleurs subventionné les développements de Bach dédiés spécifiquement à l’inventaire de Lancelot.
Gageons que la publication de l’inventaire en ligne stimulera les recherches sur un fonds de souveraineté dont les historiens sont encore loin, très loin d’avoir épuisé les ressources.

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