« […] on peut, de façon polémique, se demander si la richesse (proportionnelle à sa rareté) de nos institutions ne serait pas plus leurs instruments de recherche que leurs fonds d’archives ? En effet, il nous apparaît […] qu’il est bien plus facile pour nous, archivistes, d’obtenir le don d’un fonds d’archives que d’en réaliser un inventaire scientifiquement valide et adapté à la diffusion numérique. »
Baptiste de Coulon

Nous avions eu l’occasion, il y a quelques années, de travailler un peu avec Baptiste de Coulon, archiviste suisse, et nous avons découvert récemment son mémoire qui pose une question intéressante :

« Les procédés actuels de mise en ligne permettent-ils aux inventaires d’archives d’être des supports fiables et efficaces de connaissances et d’apprentissage ? C’est-à-dire garantissent-ils les critères qui font, des inventaires, des documents de nature scientifique publiés ? » (p.8).

Cette question rejoint une partie de celles que nous nous posons, chez Anaphore. C’est pourquoi, si notre propos ici n’est pas de résumer le mémoire cité – que nous vous invitons à lire en ligne – il nous a semblé intéressant de partir de son travail, de ses constats pour présenter quelques réflexions.

Des bilans sévères

La réponse qu’apporte Baptiste de Coulon à sa question est assez clairement négative :

« La mise en ligne, ou autrement dit […] la publication sous forme numérique, peut être définie comme : l’accessibilité en ligne de document à contenu numérique.
Cette nouvelle opportunité de diffusion des documents a malheureusement tendance à se réaliser sans rapport avec la culture de l’imprimé précédemment exposée, et c’est là, pour nous, que réside une partie du problème. » (p. 26).

Il n’est pas le seul à faire ce genre de constat. Et pas seulement sur la qualité scientifique des descriptions mises en ligne, mais aussi sur leur lisibilité, leur ergonomie…

Bien entendu, les généalogistes constituent une catégorie particulière d’utilisateurs de sites internet d’archives, avec des buts précis. Ils s’intéressent principalement à des documents sériels. On connait par ailleurs leurs exigences. On sait que, par leur nombre – qu’ils ne se privent pas de rappeler (cf. ci-dessous) – ils constituent un puissant groupe de pression. Il est néanmoins intéressant et important de prendre en compte leurs remarques. Nous avons, par exemple, lu avec beaucoup d’attention le numéro spécial de la Revue française de généalogie paru en 2013 Archives en ligne : mode d’emploi.
On y trouve des constats à plusieurs niveaux. Nous nous contenterons de quelques citations.
Sur le vocabulaire des archivistes : « Comme les archivistes ont oublié de parler français, voici une petite traduction » (p. 40).
Sur les instruments de recherche : « vous passez obligatoirement par les inventaires en ligne, ce qui est un peu déroutant, car il faut en comprendre la logique. C’est une logique de classement et non pas d’utilisateur. » (p. 40).
Sur l’ergonomie des sites : « Ah, si tous les concepteurs de sites Web d’archives avaient demandé leur avis aux principaux utilisateurs – les généalogistes –, cela aurait évité, dans certains départements, de véritables parcours du combattant […] » (p. 7).
« La souplesse de configuration de […] fait que chaque département a pu développer son interface […]. Si bien que, sur les quinze sites web d’archives départementales sous […], on trouve le meilleur comme le pire. ». Le journaliste précise que, sur les quinze sites, seuls quatre « font figure de bons élèves ! » (p. 37).
Ces dernières remarques sont intéressantes dans la mesure où elles soulignent que, pour des problématiques identiques et en fait très simples, les archivistes et / ou leurs prestataires n’ont pas su trouver des réponses homogènes.

Autre public : nous avons eu l’occasion de parler de ces problématiques avec la précédente directrice des programmes de Wikimédia France. Alors que nous lui montrions un site Internet d’archives départementales à la conception duquel nous avions participé, elle a immédiatement douché la petite fierté que nous pouvions avoir « Il faut avoir fait l’école des Chartes pour utiliser ça ! » !
Eric Lease Morgan, bibliothécaire à l’Université Notre-Dame (Indiana), qui a écrit des textes intéressants sur les archives, affirme : « Finding aids impose a conceptual model on a collection from the point of view of the archivist. ». Cette affirmation méritera, évidemment, d’être approfondie un jour.

Il apparaît clairement que les réponses actuellement données à la problématique de la diffusion en ligne des descriptions d’archives ne donnent pas satisfaction aux utilisateurs potentiels et ceci même dans le cas – qu’on aurait imaginé bien géré – des documents sériels. Il nous faut donc nous demander pourquoi et tenter de trouver comment résoudre ce problème.
Ce billet ne prétend pas faire le tour d’une question aussi complexe, mais tente de fournir quelques éléments de réflexion.

Décrire les archives pour quoi, pour qui, comment, sous quelle forme ?

La norme ISAD(G), dans son introduction (p. 7, paragraphe I.2 de la version française), répond assez clairement à la question du « pour quoi » :

« L’objet de la description archivistique est d’identifier et d’expliquer le contexte et le contenu des documents d’archives, en vue de faciliter leur accès. »

Le « pour qui, pour quels publics ? » est une question à laquelle on ne peut répondre que très partiellement, les publics étant en grande partie potentiellement futurs et donc nous ignorons très largement ce qu’ils seront, ce qu’ils chercheront et même, plus important, ce qu’ils pourront comprendre demain de ce que nous avons consigné aujourd’hui (Bruno Bachimont, dans différentes publications, envisage l’obsolescence du point de vue de la lisibilité culturelle et parle de fossé d’intelligibilité). Cela nous incite encore à la modestie.

La question du « comment » est large. La norme ISAD(G), en particulier, mais aussi, avant elle, la pratique archivistique ont apporté une bonne partie des réponses à ces questions, même si celles-ci évoluent avec les techniques.
Dans la question du comment, on peut inclure la question de la forme. On a pu penser à un moment que la diffusion de formats standard, précisément le format XML-EAD pour les instruments de recherche informatiques, avait répondu à cette question. Mais, il nous semble que la réponse n’est que très partielle. Et il nous semble aussi qu’elle méritera vraiment d’être reposée et approfondie.

L’instrument de recherche

Pour les archivistes, la forme privilégiée pour « matérialiser » la description archivistique est l’instrument de recherche.
Si le terme d’instrument de recherche est parfaitement parlant pour les archivistes, il est assez ésotérique pour le public.
Il n’est finalement pas si facile de trouver une définition précise de l’instrument de recherche. Lorsque l’on cherche « instrument de recherche archives » sur Internet, la première référence qui apparaît est, bien sûr, celle de Wikipédia. L’instrument de recherche y est entendu dans un sens plutôt large quant à sa forme :

« Dans les archives, un instrument de recherche est un ouvrage, un fichier ou une base de données qui décrit le contenu d’un ensemble de documents conservés par un service d’archives. Destiné au public extérieur à ce service, il a pour but de permettre au chercheur de repérer rapidement les documents utiles à sa recherche. Il fournit des indications plus ou moins détaillées sur le contenu de chaque article (l’article est l’unité intellectuelle et matérielle de base des archives, identifiée par une cote). »

Pour notre part, nous entendrons ici l’instrument de recherche dans un sens plus restrictif et classique, d’un document structuré organiquement, et non d’une collection de données descriptives (comme un tableau ou une collection de fiches à plat). Nous considérons également que l’instrument de recherche suppose l’élaboration d’une mise en forme.

Des constats

A. Une absence de culture ?

1. La culture de l’imprimé

Revenons à Baptiste de Coulon :

« Pour comprendre quels sont les critères formels propres à garantir à l’inventaire d’être un support fiable et efficace des connaissances et de l’apprentissage, il nous faut revenir à l’étude des fondements de la culture de l’imprimé. Cela peut paraître lointain, mais c’est bien en conséquence de cette invention que s’est mise en place une grande partie de notre économie du savoir. » (p. 18).

L’auteur s’appuie sur la publication d’Elizabeth L. Eisenstein La révolution de l’imprimé à l’aube de l’époque moderne (dont on trouvera une présentation et les références précises ici ) qui, elle-même, fait suite aux travaux de Marshall McLuhan.
On peut par ailleurs également rappeler l’ouvrage de Jack Goody La raison graphique – la domestication de la pensée sauvage. Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, que nous avons déjà cité dans ce blog (billet Numérisation et informatisation (Part I)).

Cette notion de culture de l’imprimé est essentielle. Très schématiquement, pour ce qui nous intéresse ici, avec le temps se sont mis en place des ensembles de codes de représentation qui ont amélioré la lisibilité et la compréhensibilité des textes. Ces codes de représentation ont été intégrés dans un patrimoine commun, une culture commune. On retrouve ici la notion de lisibilité culturelle de Bruno Bachimont.

Baptiste de Coulon rappelle que la réalisation d’un imprimé suppose un certain nombre d’étapes : la rédaction, l’édition et la publication (p. 21-22).

2. La culture de l’imprimé s’applique-t-elle aux inventaires ?

La codification des représentations a-t-elle été menée à son terme pour les instruments de recherche archivistiques imprimés ?
Ces documents présentent un certain nombre de difficultés particulières.

  • Les instruments de recherche n’appartiennent pas à une culture commune très largement partagée. On a rapporté, ci-dessus des remarques d’origines diverses.
  • Rendre lisible un instrument de recherche est un véritable défi. En effet, il s’agit d’une part de bien individualiser les différentes descriptions correspondant aux différentes ressources décrites (en général les articles, qui portent un cote) et, d’autre part, de rendre intelligible la structuration hiérarchique (organique). Or, ces deux objectifs ont quelque chose d’a priori incompatible.
  • Les choses sont compliquées par la variabilité des descriptions, par exemple leur volume qui peut aller de l’inscription d’une simple année à un texte très conséquent.

S’il y a des points communs entre les différents inventaires produits par les différents services d’archives, on ne peut pas dire qu’il existe vraiment un langage graphique commun.

  • Le plus souvent, mais pas toujours, la cote est mise en évidence, dans une colonne à part, à gauche. Cette option présente un avantage, celui d’offrir un repère visuel qui scande bien les différents articles. Mais elle présente le défaut majeur de limiter la place restant pour développer les descriptions dès que celles-ci sont volumineuses. Ceci d’autant plus que l’on utilise généralement des indentations pour marquer les niveaux hiérarchiques. Enfin, la cote n’est intéressante que lorsque l’on a repéré, grâce à la description, un document qui nous intéresse : c’est donc seulement en fin de recherche qu’elle peut, éventuellement, nous concerner pour commander le document (ou simplement la noter). Et, dans le cas où les documents sont mis en ligne sous forme numérisée, la cote n’a qu’un intérêt pratique limité.
  • La description est ainsi souvent disposée en deux parties, parfois 3 avec la cote, le texte et les dates.
  • Les formats des instruments de recherche imprimés sont très variables de l’in-4°, voire plus grand, à l’in-8°.
  • Sur une page, les descriptions peuvent être disposées sur une seule colonne ou deux, voire trois.
  • La principale difficulté reste la représentation de la hiérarchie, que la plupart des instruments de recherche papier ne parviennent pas à gérer. La hiérarchie peut être traitée par des retraits progressifs, mais, dès qu’une série d’articles se trouve sur plus d’une page, on perd le fil des niveaux parents. La forme codex (livre), si elle présente de nombreux avantages par rapport au volumen (rouleau) constitue, dans ce cas, un handicap. Les retraits sont d’autant plus utilisables que le format est grand et, comme on l’a vu, qu’une partie de l’espace disponible n’est pas neutralisée par la position de la cote, voire de la date.

Nous aurions tendance à affirmer que la culture de l’imprimé n’est pas complètement aboutie en ce qui concerne les instruments de recherche d’archives. Néanmoins, il faut souligner que de véritables travaux en ce sens ont été conduits. Nous ne citerons qu’un exemple récent, celui de l’Inventaire du fonds François de Menthon publié par les archives de la Haute-Savoie en 2012. Grand format ; illustration abondante ; usage de la couleur ; indentations et utilisation de chevrons pour la hiérarchie dont un niveau est repris en en-tête de page. Les articles sont scandés par des filets séparateurs, mais les cotes, en gras et rouge, continuent à occuper un large espace à gauche. Ce travail a constitué une source d’inspiration pour celui que nous avons conduit, avec les archives de Vaucluse, pour le fonds du duché de Caderousse.

3. La culture de l’imprimé s’applique-t-elle au numérique ?

Pour Baptiste de Coulon, le problème, avec le numérique, est l’ignorance de la culture de l’imprimé. Rappelons cette phrase déjà citée plus haut.

« Cette nouvelle opportunité de diffusion des documents a malheureusement tendance à se réaliser sans rapport avec la culture de l’imprimé précédemment exposée, et c’est là, pour nous, que réside une partie du problème. » (p. 26).

Il est possible d’aller un peu plus loin. Certes, les acquis accumulés lors de l’élaboration de la culture de l’imprimé sont en bonne partie réutilisables pour le numérique et ne doivent pas être négligés, mais c’est sans doute, au-delà, une nouvelle culture qui reste à forger. Souvenons-nous de la raison computationnelle que Bruno Bachimont fait succéder à la raison graphique de Jack Goody.

Dans tous les cas, nous pouvons, avec Baptiste de Coulon, constater et déplorer une « absence de culture » dans la plupart des mises en lignes de descriptions d’archives.

B. Vers la fin des instruments de recherche ?

Lors de la diffusion de la DTD EAD, on a pu annoncer la « fin des instruments de recherche imprimés ». On peut se demander, avec le recul, si l’on n’a pas assisté à la quasi-disparition des instruments de recherche tout court.
Quand on fréquente de nombreux sites d’archives, on a du mal, en effet, à y retrouver des instruments de recherche.
Sur les uns, on trouve des « arbres » qui se déplient laborieusement, qui vous repositionnent malgré vous tout en haut quand vous pensez avoir enfin réussi à atteindre la description qui vous intéresse.
Lors d’un stage organisé à Barbentane début juin 2014, nous avons rapidement exploré les sites des services de certains stagiaires. Dans certains cas, on se perd dans de véritables labyrinthes quand on ne se retrouve pas – après un parcours du combattant, et un clic sur « accès inventaire »… – sur la page d’accueil, ou sur une « erreur 404 ».
Parfois, les instruments de recherche sont bien présents, mais sous forme d’affreuses images d’un vieux tapuscrit, ou d’un fichier pdf difficilement lisible et qui ne procède d’aucun réel effort de mise en forme !

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Ci-dessus, extrait d’un exemple d’instrument de recherche mis en ligne par un prestataire sur un site d’archives départementales

 

Cette quasi-disparition des instruments de recherche procède d’une évolution récente. Pour les archives, la mise en ligne a commencé par celle de documents sériels numérisés qui ne demandait pas de compétences ni de culture particulières en archivistique. Des agences web ont tout naturellement occupé ce terrain. La demande s’est ensuite élargie et les clients ont spontanément fait appel aux mêmes prestataires, la tendance générale étant de chercher un interlocuteur unique (à qui confier des tâches nécessitant des compétences complètement distinctes !). Pour ces prestataires, il apparaissait possible de faire de bonnes affaires facilement, sans nécessité d’investir dans l’élaboration d’une nouvelle culture numérique archivistique, sans exigence de qualité ni de respect des utilisateurs. Il suffisait de présenter une jolie vitrine et de mettre en avant trois lettres magiques : E, A, D.
Ce constat doit être un peu nuancé en ce qui concerne des outils comme Pleade et Arkhothèque (qui s’en est inspiré) qui présentent ce qui s’apparente nettement plus à un instrument de recherche dans lequel on peut naviguer. Toutefois, à un moment donné, si l’arbre de navigation donne une vue globale sur les documents décrits, les détails des descriptions ne s’affichent généralement qu’un à un.

Mais, suivant la devise de ce blog « L’histoire continue » et une nouvelle culture reste à élaborer, pierre par pierre : à chacun d’apporter la sienne, même toute petite.

À suivre…

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