La Renaissance

Deux générations ont marqué la seigneurie de Saint-Vidal de leur forte empreinte durant le XVIe siècle : Antoine Ier, mort en 1558, puis son fils, Antoine II, mort en 1591. L'histoire a surtout retenu le second, parce que plus actif et mieux connu dans son siècle, mais il convient de ne pas négliger pour autant le premier, dont l'influence commence à être mieux appréciée.

Antoine Ier

Par son mariage en 1533 avec Françoise d'Albon, Antoine Ier entre dans un complexe ensemble de relations familiales centré sur Lyon et la vallée du Rhône, dont les membres ont tenu un certain rôle dans la politique du royaume de France tout au long du siècle.
- Antoine Ier renforce tout d'abord d'anciens liens familiaux : sa femme est la nièce de Françoise d'Albon, première épouse d'Érail de La Tour, et la sœur de Guicharde, femme de Pierre d'Apinac, petit-fils d'Antoinette de Saint-Vidal.
- Le monde de l'église lyonnaise lui est ouvert : les d'Albon et leur parentèle tiennent les chapitres et les couvents de la seconde ville du royaume ; se succèdent sur le siège archiépiscopal d'abord son beau-frère Antoine d'Albon, mort en 1574, puis son neveu Pierre d'Apinac, qui négocia la reddition de Paris à Henri IV.
- La politique et la guerre sont représentées par deux cousins : Jean d'Albon, gouverneur de Lyon, et son fils, le maréchal de Saint-André, compagnon d'armes et favori d'Henri II.
- Enfin sa belle-mère, Gabrielle de Saint-Priest, petite-fille de Jeanne de Polignac, est la nièce du cardinal de Tournon, ambassadeur des rois de France, archevêque de Lyon, mort en 1562, et de Blanche de Tournon, tante de l'Amiral de Coligny.
D'Antoine Ier on ne sait rien hormis ce brillant mariage et la mention par Médicis de ses obsèques, le 2 mai 1558, le corps absent, après sa mort durant le siège de Calais. Son inclination pour le Villard vient de ce que, cadet de la famille, il l'avait reçu de son père ; il en fit le douaire de sa femme, à qui son beau-frère, Bertrand de La Tour, archidiacre de Saint-Jean de Lyon, légua en 1564 une tapisserie pour garnir cette maison et diverses pièces de vaisselle d'argent.
Antoine Ier est d'ailleurs surtout connu pour avoir agrandi et mis au goût du jour ce château

(23) 23. Le Villard : la grande façade du corps de logis, photographie du 3e quart de XIXe siècle

 , situé sur l'actuelle commune de Saint-Germain-Laprade, à 18 km à l'est du Puy. Les travaux y sont datés par une dédicace, placée au-dessus de la fenêtre du deuxième étage du donjon : Antoine de La Tour S. de Saint-Vidal | Françoise d'Albon | 1546. Il s'est agi de percer des baies dans les tours, de construire et d'orner des galeries autour de la cour (galeries détruites en grande partie aujourd'hui). Tout y est traité dans le style de la Renaissance des bords de la Loire. Avec ses tours rondes, ses baies ornées de pilastres ou de demi-colonnes d'ordre composite, le château est en retard d'une bonne vingtaine d'années sur les productions de la Cour. C'est néanmoins, en Velay, l'une des toutes premières manifestations de la Renaissance. Le grand portail

(24) 24. Le Villard : le grand portail d’entrée, photographie du 3e quart de XIXe siècle

  de la façade du logis, presque correct au sens où l'employaient les théoriciens classiques, témoigne même de l'ambition du propriétaire, de son goût pour l'antique pourrait-on dire. Ce goût se retrouve dans le frontispice du terrier du Villard

(25) 25. Terrier du Villard : frontispice de la copie de 1550 par A. Moleïre

  dessiné en 1550 sur le modèle de celui des Reigles générales de l'Architecture de Serlio

(26) 26. Règles générales de l’architecture par Serlio, frontispice de l’édition de 1545

 , publiées en italien à Lyon en 1545.
Ce sont ces mêmes Reigles de Serlio qui ont été suivies pour moderniser la façade sud

(27) 27. La façade sud de Saint-Vidal : dessin d’ensemble

  du château de Saint-Vidal. Jusqu'alors, les adjonctions au logis primitif ne cherchaient que l'efficacité militaire ou le confort. Antoine Ier semble s'être surtout préoccupé de donner une façade moderne au château de ses pères en l'ornant de trois ordres superposés : rustique au rez-de-chaussée pour le portail, dorique au premier étage et ionique au second pour les grandes baies à croisée encadrées de pilastres surmontés d'un entablement ou d'un fronton cintré. Ces baies sont à peu près équilibrées de part et d'autre du portail. Par souci d'économie, les baies médiévales ont été conservées et la façade dut, dès l'origine, paraître disparate. Dans le détail, chacun des éléments dérive des modèles serliens publiés. Le portail

(28) 28. Détail de la façade sud : le portail

  s'inspire, par exemple, de celui de l'Hôtel de Ferrare à Fontainebleau (vers 1545), connu par le Livre des Portes Rustiques

(29) 29. Sebastiano Serlio, Livre extraordinaire d'architecture, 1558, porte de style rustique toscane

  publié à Lyon en 1551 (fol. 3, 4, 13, 14 ou 17). La volute du chapiteau ionique suit également assez strictement la règle de Serlio. Si ces travaux sont très soignés dans le détail, ils restent modestes : il s'agissait d'orner quelques ouvertures dans une façade démodée mais récente.
En fait, Antoine Ier paraît s'être surtout occupé de son château de Saint-Germain-Laprade. Il avait là-bas les mains libres du fait de l'absence de bâtiments anciens importants. Ce n'était plus le cas depuis longtemps de Saint-Vidal, mais le château restait le siège de la seigneurie. Il y a donc apporté les quelques notes modernes que nous avons relevées. Ces travaux sont intéressants par ce qu'ils révèlent de la culture et de la manière d'Antoine Ier ou de sa femme. Comme l'ouvrage de Serlio servit de modèle au terrier du Villard, il en fut sûrement de même pour les aménagements de Saint-Vidal. Des dessins choisis par le maître des lieux dans des recueils publiés étaient mis en œuvre par des artisans locaux. Ce dilettantisme architectural, ce jeu de seigneur humaniste pourraient expliquer l'absence de composition de la façade : le projet était modifié au fur et à mesure de l'exécution, son auteur étant incapable de prévoir à l'avance le résultat de ses indications. Quoiqu'irrégulière, cette façade accoutumait, peu après le milieu du XVIe siècle, le Velay conservateur aux lumières de la Renaissance.

Antoine II

Gouverneur de Velay en 1562, gouverneur de Gévaudan en 1567, grand maître de l'Artillerie de France pour le compte de la Ligue

(30) 30. Antoine II de La Tour,dessin de Burel (détail)

 , Antoine II a joué, par ses choix politiques et ses relations familiales, un certain rôle dans l'évolution du Velay entre 1562 et 1591. Fidèle à sa foi catholique, il reprend la Chaise-Dieu aux troupes de Blacons en 1562, nettoie l'est du Velay des Protestants en 1574, participe aux sièges d'Issoire (1577), Saint-Agrève (1580 et 1588) et Marvejols (1586). Refusant de reconnaître Henri de Navarre comme héritier du trône de France, Saint-Vidal s'engagea dans le parti ligueur : le serment à la Ligue est prêté en 1589 par la ville du Puy, qui continua de fortifier ses murailles contre les éventuels assauts tant des Protestants que des Politiques, soutenus par la vicomtesse de Polignac et son second mari, le sénéchal de Chastes. Tout au long de cette période, le pays connut une succession d'escarmouches et de trêves violées aussitôt que conclues. C'est ainsi qu'Antoine II mourut le 25 janvier 1591 au cours d'une rixe sur le pont d'Estroulhas, de la main de son filleul, le cadet de Séneujols. Ses obsèques, le 3 mars suivant, donnèrent lieu à de grandioses cérémonies dans la ville du Puy, tandis que son château résista à un siège d'une semaine en juillet 1591. Pour que le pays retrouve la paix, il fallut attendre la conclusion, en 1596, du traité de Folembray, après lequel le Puy reconnut officiellement Henri IV comme roi de France.
De son mariage en 1563 avec Claire de Saint-Point, fille de Guillaume, gouverneur de Macon, et d'Antoinette de La Forêt, aucun héritier mâle ne survécut pour recueillir la succession

(31) 31. Possessions d’Antoine II en Velay, d’après les terriers et hommages

 . Antoine II avait augmenté l'héritage de ses pères des biens Chandorat d'une part et de seigneuries gévaudanaises, Cénaret et Recoules d'autre part, marquant ainsi l'apogée de la seigneurie de Saint-Vidal. Sa mort inaugure le démembrement de ce formidable ensemble territorial, lequel sera achevé dans les années 1650.
C'est Antoine II qui a donné sa physionomie définitive au château

(32) 32. Le château d’Antoine II

  : construction du donjon, régularisation de la cour intérieure, aménagement des communs, de la terrasse au sud et des défenses avancées vers l'ouest. On voit le gouverneur préoccupé, comme tous ses prédécesseurs, de compléter et de moderniser à la fois la défense et le logis.

La forteresse

Pourquoi, en pleine guerre civile, un grand de ce monde, expert en artillerie de surcroît, choisit-il, comme par défi aux lois de la balistique, ce site dangereusement exposé pour y aménager son palais-forteresse ? Prémonition ou hasard, le pilonnage intensif du château par le canon du roi en 1591 n'a pas eu raison de la détermination des défenseurs, malgré les dégâts que ce bombardement a provoqués (effondrement des toitures et de la courtine orientale, nombreux impacts de boulets encore visibles sur les tours).
Pour conserver au maximum ce qui existait, le rénovateur de Saint-Vidal semble avoir abandonné les principes de la fortification bastionnée introduits par les Italiens vers 1535 et toujours appliqués dans la construction des places-frontières. Ce château dont il hérite est vulnérable au canon, mais il est entièrement réaménagé pour une défense par armes à feu.
- En premier lieu, le pied des murs reçoit une carapace de basalte. Ce fort glacis, qui se voit encore, a certainement caché des ouvertures ou des défenses des édifices antérieurs. Il a surtout donné au château une résistance aux boulets, contre lesquels il n'avait pas été conçu.
- En second lieu, au sommet des tours méridionales, de larges ouvertures permettent le tir de canons sur roues

(33) 33. Le système de défense : le donjon

  qui battent les abords du château

(34) 34. Le système de défense : la salle d’artillerie de la tour de l’église

  sur quelques centaines de mètres. Sur les flancs des tours, au milieu des courtines, dans les parapets, une profusion de meurtrières pour armes d'épaule (mousquets et arquebuses) bat le périmètre rapproché en tirs plongeants. Ces diverses ouvertures de tir sont percées indifféremment dans des pièces d'habitation, des escaliers ou des casemates spécifiques. La plupart de ces embrasures sont munies de trémies, c'est-à-dire de dispositifs en escalier interdisant que le projectile ennemi, par rebond, puisse pénétrer à l'intérieur de l'ouvrage.
Si l'édifice ainsi aménagé est impressionnant, l'efficacité de la défense paraît limitée. Le tir vers le bas est à l'époque difficile (l'arquebuse chargée par la gueule laisse s'échapper la balle de la culasse quand on l'incline) et peu précis. De nombreux postes de tir sont difficilement utilisables par manque de recul. Les défenses du château, ajoutées apparemment au coup par coup par ce "baron-baroudeur", présentent une sorte de catalogue de tous les procédés en usage dans les châteaux pendant les guerres de Religion. Leur source d'inspiration principale se trouve dans les traités publiés à l'époque, peut-être plus particulièrement dans la Manière de fortifier les villes, châteaux et forteresses... de François Béroil de La Treille (Lyon, 1549) et le Troisième livre d'architecture de Du Cerceau.

Le palais

La clef de voûte d'une des galeries intérieures porte une inscription déjà relevée et transcrite au XIXe siècle :

(35) 35. Inscription de 1563 sur une clef de voûte de la galerie

 

1563 l'année que uguenaulz [...]
Anth[oin]e de la Tour par surnom
Qui a faict fère le bas de ceste maison

C'est cette inscription qui avait conduit les érudits du siècle dernier à attribuer l'ensemble du château au gouverneur. Elle ne concerne en fait que la construction des galeries dans la cour. Les portes percées dans les différents bâtiments prouvent que des galeries ont remplacé des passages plus anciens, au moins sur les faces nord et ouest de la cour. Elles sont voûtées d'ogives au rez-de-chaussée

(36) 36. La galerie nord, donnant accès à l’escalier principal

 . Les étages des façades nord et ouest se sont effondrés au début du XXe siècle ; le deuxième étage de la façade est semble ne jamais avoir été terminé.
La construction de galeries

(37) 37. Les galeries de la cour intérieure : vue d’ensemble

  sur trois côtés a permis d'unifier la cour en cachant le disparate des différents bâtiments. À l'inverse de la préciosité érudite de la façade sud, tout ici est tension : les robustes colonnes semblent s'enfoncer dans les murs. Ces colonnes, aux chapiteaux simplement épannelés, supportent des arcs dont les claveaux ont été soulignés de refends, c'est-à-dire de joints creux. Ce jeu du portant et du porté est encore accentué par l'utilisation de pierres de teintes opposées : la structure est en arkose beige clair, le remplissage en brèche brun-vert. Ce jeu expressionniste rappelle les recherches maniéristes. Michel-Ange, dans le vestibule de la bibliothèque Laurentine, à Florence (vers 1525), enfonce de la même façon les colonnes dans les murs et oppose les pierres sombres aux plages d'enduit blanc. On retrouve quelque chose de l'oppression qui en résulte pour le spectateur dans l'étroite cour de Saint-Vidal. La différence de qualité entre la pureté du dessin des colonnes et des arcs et la maladresse de construction des voûtes laisse supposer qu'un architecte a donné un dessin mais n'a pas conduit le chantier.
La galerie est a été traitée en loggia, permettant surtout un nouvel accès à la salle d'apparat du château. Celle-ci n'a pas été modifiée mais sa porte

(38) 38. La porte d’accès à la salle d’apparat

  traitée de façon monumentale : un portail à colonnes et fronton d'ordre dorique, ordre mâle par excellence. Les métopes de la frise de l'entablement sont alternativement décorées de bucranes et de rosaces. Le modèle de ce fronton dorique ne se trouve pas dans Serlio mais dans le Vitruve traduit par Jean Martin en 1547 (gravure de Goujon). Si les élévations nouvelles de la cour sont expressives, la mouluration et la sculpture de ce portail n'ont plus la précision de celles des ordres de la façade sud.
C'est également au gouverneur qu'il convient d'attribuer l'ensemble du donjon

(41) 41. La façade sud, vue d’ensemble : au premier plan, le donjon

 . Lors de l'inventaire de 1605, il est qualifié de tour neuve. La pièce du rez-de-chaussée est appelée chambre peinte

(39) 39. Peintures du rez-de-chaussée du donjon : Madame à sa fenêtre

 

(40) 40. Peintures du rez-de-chaussée du donjon : Tête d’homme : Neptune ?

  ; au premier est la chambre de Monsieur, au-dessus celle de Madame. Pièce maîtresse de la défense à la fin du XVIe siècle, on y a aménagé de vastes chambres, largement éclairées par de très hautes croisées à double traverse ouvertes au sud, côté opposé à celui de l'attaque. Ces travaux ne sont pas datés. Le style des fenêtres, des portes, des cheminées ou des plafonds n'apporte guère de précision.
Les travaux

(42) 42. Les travaux d’Antoine II : le château et les communs

  d'Antoine Ier ont servi de modèle aux nouveaux bâtiments des communs construits sur la façade sud.
- Le grand portail serlien a été répété dans deux nouveaux portails ouverts dans les murs de l'enceinte extérieure. Celui qui fait aujourd'hui face à l'église

(43) 43. Le portail face à l’église : le chapiteau ionique

 

(44) 44. Modulation du chapiteau ionique d’après Serlio

  porte, sous le blason qui timbre la clef, la date de 1578. C'est probablement la date de l'ensemble des travaux extérieurs.
- Les ouvertures du bâtiment des écuries et des deux tours

(45) 45. Les communs vus de l’ouest,photographie du 1er tiers de XXe siècle

  qui flanquent la terrasse au sud s'inspirent également de l'ordre rustique de ces portails : les pierres d'encadrement sont alternativement lisses ou piquetées au trépan.
- C'est également le cas des encadrements

(46) 46. Le moulin de Saint-Vidal : encadrement de la porte

  des baies du moulin placé sur la Borne à deux kilomètres en amont. Très ruiné aujourd'hui, il formait peut-être un élément de défense avancée construit par Antoine II. Sa cheminée se rapproche de celles du donjon : le manteau pyramidal est supporté d'un côté par une console en aileron renversé (ces italianismes sont d'utilisation courante à la fin du XVIe siècle).
Ces nouveaux aménagements révèlent un goût presque mégalomane pour le harnois militaire. Car comment qualifier autrement ce déploiement outré d'orifices de tir que nous avons souligné. Cette démesure, ce style déclamatoire sont des traits souvent relevés en cette fin du XVIe siècle pour les bâtiments. On note, dans le journal de Jean Burel, bourgeois du Puy, à quel point ils impressionnaient les contemporains :

Vous ussiès veu les povres habitans bien tristes et bien dollans de voyr ceste place sy forte se randre, estant ugne des fortes places de ce peys, que le sieur de Sainct-Vidal avoict faict faire toute neupve.

Attaché à sa foi et à son château, grand seigneur rebelle à l'autorité du Roi, Antoine II meurt en homme du Moyen Âge, dans un combat singulier. Gouverneur du Velay, Grand Maître de l'Artillerie de France, preneur de places fortes et bâtisseur fastueux, il est proche en tout cela des princes italiens de la Renaissance. C'est en fait, d'une certaine manière, l'accouchement tragique des temps classiques que résume ce dernier Saint-Vidal

(47) 47. Armes d’Antoine II : détail d’un parchemin du XVIe siècle

  : nostalgie de la chevalerie et de l'hellénisme mêlés, plus la mécanisation de la guerre.